Entré au bureau de style Peugeot, puis chez Simca, Yves Dubernard a structuré et donné ses lettres de noblesse au design chez Heuliez. Revenu chez PSA dans les années 1980 jusqu’à se retraite, Yves Dubernard revient sur sa carrière qui a vraiment commencé aux Beaux-Arts. La rencontre n’a pas eu lieu n’importe où : dans les allées de Rétromobile…
De salon en salon, chez les anciennes ou les modernes, il n’est pas rare de croiser la longue silhouette d’Yves Dubernard. Retraité depuis une petite dizaine d’années, il n’a pas coupé les ponts avec l’automobile. Normal, il a écrit quelques pages du grand livre de la carrosserie française.
L’histoire commence un peu par hasard, dans les années 1960, et démarre aux Beaux-Arts, pour ce natif de Tourcoing, qui a encore de la famille à Saint-André, près de Lille : « J’aimais dessiner et créer. J’étais très porté sur l’esthétique industrielle, l’art appliqué à l’industrie. Le styliste était là pour faire de l’habillage industriel. J’étais branché auto, et je n’avais pas trouvé le moyen d’y arriver. La première filière qui faisait des esthéticiens industriels était à Besançon, décrit Yves Dubernard. C’était la seule école des Beux-Arts à mettre en place un cursus qui débouchait sur un diplôme d’État. »
Yves Dubernard rend indirectement hommage au directeur de l’époque… « Le directeur des Beaux-Arts de Besançon comprenait quelles devaient être les capacités d’un jeune destiné à ce métier-là. » Voilà Yves Dubernard dans le circuit, au moment où, coïncidence, dit-il, « il y a une prise de conscience chez Peugeot qu’il y a une lacune dans la formation, et un manque de filière qui prépare à la carrosserie automobile. »
Un jour, « un responsable de style et un responsable d’études viennent faire une conférence. » Yves Dubernard contacte le bureau de style de Peugeot dans al foulée, puis il est convoqué à La Garenne-Colombes. Dans ses mains, un carton à dessins de « créations ou d’évolutions de voitures existantes. » L’essai dure « deux-trois jours. Ils m’enferment dans un bocal, amènent une 404 dans le couloir. Je dois faire une proposition de restyling pour la 404, et on n’a pas le droit de toucher à tel ou tel élément. Au bout de trois jours, je suis embauché. » Yves Dubernard a alors vingt-deux ans, en cette année d’embauche, en 1965.
Quatre ans plus tard, en 1969, il se tourne vers Simca, à Poissy : « J’avais entendu dire qu’on était mieux traités. Que le style était mieux structuré. » L’aventure chez Simca est de courte durée, jusqu’à la suppression du style de Poissy en 1971, décidée par Chrysler, propriétaire de la marque. « On travaillait à l’américaine. En deux ans, tout s’est écroulé, avec la dispersion de tout le monde. »
C’est à ce moment-là qu’Yves Dubernard contacte Heuliez, le carrossier basé à Cerizay, dans les Deux-Sèvres, et « qui commence à faire parler ». « Entre les différents stylistes qui composaient Poissy, on avait convenu de ne pas contacter tous les constructeurs en même temps, sinon on va au casse-pipe. »
Depuis les années 1920, Heuliez a réparé des charrettes puis créé des carrioles (la carriole est d’ailleurs devenue l’emblème de l’entreprise), modifié des voitures, construit des bus, des véhicules publicitaires, prenant le virage industriel dans les années 1950-1960. À la fin des années 1960, Heuliez commence à étudier des variantes de voitures existantes, et à proposer des études de style, dont un coupé Simca 1501 présenté au Salon de Paris 1968. « Heuliez est un carrossier industriel dirigé par un patron passionné de style, qui avait de l’ambition », commente Yves Dubernard.
Au même moment, au début des années 1970, le carrossier vendéen saute sur une opportunité, en récupérant l’étude d’un coupé sur base de Porsche 914 signé Jacques Cooper (le papa du TGV) initié chez Brissonneau et Lotz, qui a débauché Paul Bracq de chez BMW.
C’est dans ce contexte favorable chez Heuliez qu’Yves Dubernard envoie son dossier. Il file à Cerizay avec son carton à dessins : l’arme fatale. « Le réalisme des dessins a créé le déclic. Quand j’ai déballé mes gouaches, le patron a eu le coup de foudre. À ce niveau de réalisme, j’étais le seul en France, probablement. J’ai exploité mon don pour le dessin. Ça a facilité l’amorce de discussion. »
D’après Yves Dubernard, Heuliez a vu dans ses dessins « un outil de communication pour amorcer la discussion avec les constructeurs. Quand Gérard Quéveau a vu la qualité des relations avec les constructeurs, il m’a donné les moyens de développer le style. » Comme il n’y a pas de hasard, le jour de l’embauche d’Yves Dubernard chez Heuliez, en mai 1971, Robert Opron, à qui l’on doit la Citroën CX (1974), est en visite à Cerizay.
La première étude d’Heuliez sous l’ère Dubernard est la Citroën SM Espace, la SM équipée d’un toît à lamelles rétractables, « une initiative Heuliez soutenue par le style et les études Citroën. La force, c’était d’avoir un bureau d’études à côté de moi. » La SM Espace est présentée au Salon de Paris d’octobre 1971. « Le stand prestigieux a eu un impact important. Il fallait la caution du créateur de la voiture. C’était ma première exposition au Salon de Paris devant mes collègues et les patrons. » La SM Espace constitue, pour Yves Dubernard, « un point de départ important pour Heuliez. C’est le début de la réflexion qui ne s’est jamais arrêtée sur le toit ouvrant. Sur la SM, il fallait créer un système de toit original au moment où le cabriolet était en perte de vitesse voire condamné. »
Si elle n’est pas une « création de A à Z », la SM Espace a constitué un vrai challenge : « En quatre mois, il a fallu faire la voiture, décider comment la présenter. Elle a fait quelques kilomètres dans Paris et elle est arrivée à son stand. » Yves Dubernard réfléchit déjà, devant la SM Espace, au projet d’Heuliez de l’année suivante, avec tout le potentiel de création du carrossier.
Le projet de 1972, c’est le taxi H4. « L’idée du taxi est venue comme ça. Quand on est consultant, on se déplace en taxi, et on constate l’inadéquation des taxis en France par rapport aux taxis de Londres. J’ai cherché une base technique susceptible d’être transformée et compacte. Il y avait une voiture idéale. La Peugeot 204 a un moteur transversal. Il nous fallait avancer le poste de conduite. Le taxi H4 préfigurait le concept des monospaces.Tout était rehaussé. Il y avait la grand toit panoramique à l’arrière que personne ne faisait à l’époque. Il faut sensation auprès des constructeurs, mais ne fait pas rêver le public. Il y a là-dessous un vrai concept. »
Le taxi H4 sur base de Peugeot 204 gagne le Grand Prix de l’art et de l’industrie automobile en 1972. Mais « il n’y a pas de marché ! déplore Yves Dubernard. Pour le rentabiliser, on ne le vend pas qu’aux taxis, on fait une fourgonnette et un pick-up. » Le projet H4 n’a pas de suite en série.
Le revers n’empêche pas Heuliez de se développer et de plancher sur d’autres projets. « J’ai dû chercher des designers, mais on m’interdisait de les débaucher chez les constructeurs. Il y a une exception. Avec l’accord de Gérard Welter, j’ai débauché Gérard Godefroy de chez Peugeot en 1980. On a fait la Visa II ensemble, l’Alpine GTA, la Talbot Wind, un projet susceptible d’avoir un débouché industriel. »
Mais à l’époque, relève Yves Dubernard, « il fallait que chez Heuliez il y ait la capacité à construire une auto de A à Z. Il manquait la cataphorèse. » Ce qui fut fait, et permit à Heuliez de devenir un véritable constructeur, sous-traitant durant une trentaine d’années pour Citroën, Renault, Peugeot ou Opel.
Dans les années 1980, Heuliez est régulièrement consulté, pour des remodelages notamment. Le bureau de style perd sa tête en 1984. Yves Dubernard retourne chez PSA, « dans une cellule, responsable des projets et avant-projets pour explorer des nouveaux concepts. » Jean-Marc Guillez lui succède à la tête du design Heuliez, jusqu’en 2010.
Chez PSA, Yves Dubernard planche notamment sur les monospaces Fiat/PSA, mais aussi les citadines qui deviendront Toyota Aygo, Citroën C1 et Peugeot 107. Yves Dubernard rejoint ensuite le centre de style de Vélizy pour y prendre en charge les hauts de gamme dont la Citroën C5 de deuxième génération, la Peugeot 407 et la Citroën C6, en tant que responsable de l’industrialisation.
En 2012, Yves Dubernard a retracé l’histoire d’Heuliez dans un livre, « Heuliez carrossier et constructeur, un siècle d’histoire », chez ETAI.